Le fournissement des boucheries de Béziers en 1632
Les consuls de Béziers afferment à huit associés la grande et la petite boucherie de la ville, à pourvoir en chairs de mouton, bœuf, vache, brebis
Quelles règles sanitaires et commerciales sont mises en œuvre dans les contrats que passe la communauté de Béziers pour l’approvisionnement de ses boucheries dans la première moitié du XVIIe siècle (exemple de l’afferme de 1632) ?
- Tacuinum Sanitatis, XVe siècle
- Paris, BnF, Département des manuscrits, Nal 1673 fol. 65
Dès le XIIIe siècle, de nombreuses villes méridionales se dotent de textes et règlements normalisant la vente de la viande [1]. C’est en effet une activité très surveillée, en particulier pour des raisons de santé et d’hygiène publiques.
Ainsi à Béziers, cité épiscopale du Languedoc, l’approvisionnement de la ville en viandes de boucherie relève du pouvoir de police des consuls [2]. À une époque où les ressorts de propagation des épidémies sont mal connus, la crainte de contamination des habitants par de la viande infectée ou supposée impropre à la consommation humaine est grande, particulièrement en 1632 où Béziers sort de plusieurs épisodes de peste (1629, 1631) [3].
Le 15 juin 1632 les consuls de Béziers procèdent devant leur notaire, comme chaque année, au bail à ferme du fournissement des boucheries de la ville ; le contrat ne se limite cependant pas à énoncer des obligations de salubrité publique, il stipule également des clauses d’ordre commercial, de telle sorte que les actes de ce type sont les plus longs de ceux passés régulièrement par la communauté [4].
Le 15 juin 1632, par-devant des magistrats de la ville [6] et le notaire royal Guibal, secrétaire de la Maison consulaire, les consuls [7], suivant la délibération du Conseil général tenu ce jour, baillent à Henri Debosque, de Béziers, faisant tant pour lui que pour Étienne Maynau, Laurent et Raymond Calmet, François Bessière, Mathieu Maurin, Arnaud Benoist, et Simon Labourssette, ses associés [8], le fournissement de la grande et petite boucherie de Béziers, pour une année qui comancera le jour & feste Saint Jean Babtiste prochain vingt quatriesme du courant, et à pareil jour finira ladite année escheue & passée que soict.
Moyennant le prix, pour chasque livre [9] prinse de mouton, de trente deniers [10], sauf les trois jours de Carnaval & Caresme [11] qu’il sera permis audit fermier & ses assossiés vandre la livre du mouton troys soulz, et la livre prinse de beuf, vache, brebis, et crestat [12], quatorze deniers pendant l’année, auquel prix bail et déllivrance a été faicte audit Debosque & ses assossiés en plain conseil général comme moings dizant & faisant la condition du publicq meilheure [13], gardées & observées les sollempnités en tel cas requizes, et aux pactes & conditions suivants.
Premièremant, est pacte acordé que lesdits Debosque et autres ses assossiés ne pourront assossier aucunes personnes en icelle boucherie, à painne de l’amande et d’estre expellés d’icelle à la folle enchère, sans autre forme ny figure de procès.
Pacte que lesdits fermiers seront tenus, comme prometent, de tenir cinq tables à la grande boucherie, proveues de bonnes & grasses chairs de mouton au susdit prix, et deux tables en la petite boucherie, bien et dhuement proveues de bonnes et grasses chairs de beuf, vaches, brebis, et crestat, aussy au susdit prix de quatorze deniers la livre prinse [14]
Lesquelles tables ils tiendront ouvertes et y desbiteront, ou feront desbiter, lesdites chairs puis le soleil levant jusques au couchant à painne de l’amande, & seront tenus prouvoir ou faire prouvoir les habitants de ladite ville de telle quantité de chair qu’ils vouldront à painne de l’amande, & seront tenus de tenir de chair à suffizance pandant le temps de Caresme pour les mallades & hospital.
Pacte qu’il ne sera permis ausdits femiers, ses commis et assossiés, de souffler le bétail [15] qu’ils débiteront esdites boucheries avec le vent de la bouche, amés tiendront de soufflectz exprès à l’escorchoir à painne de l’amande, et ne leur sera permis de hoster ny faire hoster la graisse des rouignons du bestail qu’ilz desbiteront ezdites boucheries sur mesme paine.
Pacte qu’ilz ne vendront aulcungs beufs, vaches, brebis ny crestatz en ladite grande boucherie, ny en bailher pour surpoix, ny les leaux, foye, teste, et pieds, à paine de l’amande et d’estre expellés de ladite ferme à la folle enchère comme dict est, mais bien leur sera permis de bailher lesdits testes, pieds, leaux, & foye, pour surpoix en temps de Caresme aux habitants de la ville, le tout bien net et à proportion de la chair qu’ilz prendront, quy n’excédera qu’ung cart pour livre [16].
Pacte que lesdits fermis seront tenus de fournir toute la chair nécessaire pour l’hospital de ladite ville et pauvres nécessiteux d’icelle [17], sur les bilhetz quy leur seront bailhés par lesdits sieurs consulz & procureurs dudit hospital, de quoy leur sera expédié mandemant sur le trézorier d’icellui hospital mois par mois.
Pacte qu’il ne sera permis ny loizible à aulcune autre personne tenir boucherie ouverte dans ladite ville ny terroir d’icelle, à paine de l’amande et de respondre ausdits fermiers de toutz despens, domaiges et inthéretz. Bien sera permis et loizible aux habitans de ladite ville vandre & desbiter des aigneaux, aignelles, veaux, et vedelles à lait à la saizon, au taux que leur sera bailhé par lesdits sieurs consulz. Comme aussy sera permis ausdits fermiers de tenir une table séparée desdits veaux et vedelles sy bon leur semble, qu’ilz ne pourront vendre que au taux que leur sera bailhé par lesdits sieurs consulz, le tout sans préjudicier à la faculté que le Chappitre St Nazaire [18] à de faire tenir boucherie ouverte pour les habitués et estipandiers dudit Chappitre [19], et ne sera permis aux habitants de ladite ville se pourvoir en la boucherie dudit Chappitre, à paine de l’amande, à autres que ceulx quy sont comprins au privilliège d’icellui Chappitre, à paine de l’amande en laquelle le boucher dudit Chappitre sera condempné sur la desnonciation desdits fermiers, vériffié que soict à la dilligence du sindic de ladite ville, auquel cas la moitié des amandes appartiendront ausdits fermiers, et l’autre moitié sera employée sur l’ordonnance desdits sieurs consulz. Et en cas ledit sindic négligeroict ladite pourssuite, sera permis ausdits fermiers la faire, sans que ladite ville soict tenue d’autre choze, et sans que lesdits fermiers puissent, pour ce regard, rien préthendre conte la ville en quelle forme et manière que se soict, l’acordant ainsin par exprès.
Pacte que lesdits fermiers et leurs commis ne pourront vendre ny desbiter aulcung bétail gros ny menu esdites boucheries quy soient mallade de picote ou autre malladie [20], sans avoir esté esgorgés vifs et sains dans l’escorchoir [21] , et sera la chair qu’ilz expozeront en vante bonne et grasse, sans estre tarée ny macullée, à paine de l’amande.
- ADH, 2E 11 / 40, f°111v
Pacte que lesdits fermiers ne pourront vandre ny faire vandre aulcunes chairs chaudes, et que icelles n’ayent demeurées mortiffières ung jour auparavant la desbite, à paine de l’amande, exepté au temps des grandes challeurs, en laquelle saizon fairont tuer le bestail quy se desbitera le soir pour le matin, & le matin pour le soir [22].
Pacte que lesdits fermiers ny ses commis ne pourront tenir aulcunes chairs à cachetes dans les armoires ou autrement, soubz quel prétexte que ce soict, amés sera le tout expozé et étallé en vante, pour en bailher à toutz ceux quy en demenderont pour leur ordinaire, sans exception de perssonne à painne de l’amande.
Pacte que le bestail destiné pour lesdites boucheries pourra despetre les herbes silvestres du terroir de ladite ville [23], sans que lesdits fermiers soient tenus compozer ny payer aulcung droits d’erbaige ausdits sieurs consulz comme font les autres parraguiers [24], & sera permis ausdits fermis les trier de son bestail au tour des murailhes de ladite ville & ez terres appartenant à icelle, tant seulement, sans pouvoir porter préjudice ez terres que les particulliers habitants ont & possèdent.
Pacte que toutes les talles et bancs que le bestail desdits fermiers fera pandant ladite année seront payés par iceulx fermiers aux particuliers habitants quy auront receu le domaige, sur les cartels incontinant estre présentés, à condition toutesfois que les bandiers ayant pignoré ledit bestail [25], ou pasteur d’icellui, ou bailhé indisse suffizant que ledit bestail aye faict ledit domaige, et au cas lesdits pasteurs ne vouldroient bailher vollontairement des merques qu’à ces fins lesdits fermiers leurs bailheront, sera permis ausdits bandiers prandre une beste du troupeau pour merque.
Pactte que lesdits sieurs consulz seront tenus bailher ausdits fermiers un cartier du terroir de ladite ville pour terme, tel qu’ilz leur dézigneront, dans lequel terme ne sera permis ny loizible à aulcung troupeau des mestéries du terroir de ladite ville, ny autres, y aller despaistre notiffié que leur soict. Bien leur sera permis & loizible passer & repasser dans icelluy terme pour aller abreuver & se retirer.
Pacte que ledit fermier sera tenu paier au clavaire desdits sieurs consulz [26] la somme de trente deux livres pour la rante de la table de boucherie que ladite ville a dans icelle, et ce le premier jour de juilhet prochain
Pacte que lesdits fermiers jouiront de l’escorchoir de ladite ville, ensemble de la maison et patu [27] joignant sans rien payer, ainsin que les précédants fermiers ont faict.
Pacte que lesdits fermiers seront tenus subir condempnation devant lesdits sieurs consulz de toutes les talles et bans dont ilz pourront estre interpellés devant eux, sauf la voye d’apel où il appartiendra, ensemble de la contrevantion aux pactes exprimés en ce présent contract, sans se pouvoir retirer ailheurs que lesdits sieurs consulz n’en ayent jugés, sauf l’appel comme dict est.
Pacte que lesdits fermiers seront tenus tenir les brebis et crestatz à part audit escorchoir, affin d’esviter les abbus quy en peuvent arriver, & seront tenus tenir bonnes & justes ballansses & poix, à paine de l’amande, avec pacte très expressemant acordé que lesdits fermiers seront tenus tenir bien et dhuement proveues lesdits boucheries à suffizance, tant en temps de peste que autrement [28], sans pouvoir quiter ny demander aulmentation de prix soubz quel prétexte que ce soict, à paine de répondre de tous despens, domaiges, & inthéretz, car à ceste condition le présent contraict a esté faict, quy n’auroict esté faict autrement, par esprès au cas la présente ville se treuveroit affligé de peste pandant leur afferme & de continuer le fournissement aux conditions portées par le présent contrat, et resnonçant à touz cas fortuitz, oppinés, ou inopinés, et prenent ladite afferme à ses périlz, hazards, & fortunes, et pour tout ce dessus fère, tenir, garder, & observer, lesdites parties, checungnes comme les consernent, ont obligés, scavoir lesdits sieurs consulz les biens de ladite ville et universsité dudit Béziers, et lesdits Debosque, Maury, Benoist, et Labourssete, leurs personnes & biens, présentz & advenir, inssoludement, l’ung pour l’autre et l’ung d’eux pour le tout, sans division ny discution, et prometent fère ratiffier le présent ausdits Maynau, Calmetz, et Bessyere comme dict est, le tout soubmis à toutes rigueurs de justice avec les renonciations nécessaires, et ainsin l’ont promis & juré.
- Alimenti, Carni bovine - XIVe siècle
- Roma, Biblioteca Casanatense, Taccuino Sanitatis, 418
Les clauses évoluent peu au cours du XVIIe siècle, si ce n’est sur le prix ou les taxes perçues, ou pour renforcer certains principes : interdiction aux fermiers de la boucherie de Béziers de participer à une autre ferme de boucherie (du Roussillon notamment, suite à l’incorporation de cette province au Royaume de France), interdiction aux habitants de faire entrer dans la ville de la viande achetée ailleurs.
Le monopole de la grande boucherie est aboli pendant la Révolution, avec la loi du 2 mars 1791 proclamant la liberté de l’industrie, sous la condition de prendre patente et de se conformer aux lois de police [29].
Notes
[1] consulter par exemple Histoire des peurs alimentaires, Du Moyen Âge à l’aube du XXe siècle, par Madeleine Ferrières, Seuil, 2002, pages 17-66, très utile à la compréhension du contrat de 1632
[2] officiers municipaux élus chaque année, pour avoir soin de la police et des affaires communes de la ville
[3] sur le mal contagieux à Béziers en 1629-1631, voir par exemple ces quelques actes relevés aux Archives départementales de l’Hérault
[4] ainsi, chaque année les consuls de Béziers afferment la place couverte de la ville, l’inquant (c’est-à-dire l’encan), le droit du poids de la farine (prélevé sur les boulangers et ceux qui vendent du pain), les marques de la communauté (à apposer sur les pots et tonneaux), les filadous (droit à payer par les maîtres cordiers), le courratage (courtage) du savon (à prélever sur les voituriers qui vendent du savon), de l’huile, et du vin, mais aussi divers biens fonciers, et la levée des tailles et deniers royaux
[5] contrat signé le 15 juin 1632 dans le minutier de Me Jean Guibal, notaire royal de Béziers. Archives départementales de l’Hérault, registre 2E 11 / 40, ff.110-113
[6] Gabriel Lenoir, lieutenant général et président au siège présidial de Béziers, assisté d’Henri Delalle, procureur du Roi audit siège
[7] Pierre Sambuc, docteur et avocat au siège présidial de Béziers, Aphrodise Rosset, bourgeois, Daniel Brun, procureur, Jacques Tongas, et Laurent Jouineau, bourgeois
[8] la structure et l’orthographe du texte original ont été préservées, mais un découpage en rubriques, avec titres, a été effectué afin de faciliter la lecture du contrat
[9] la livre est une ancienne unité de masse, qui vaut environ 415 grammes à Béziers
[10] le denier est la plus petite unité de compte dans le système monétaire de l’Ancien Régime : 12 deniers font 1 sol, 20 sols font 1 livre tournois
[11] le Carnaval, période festive et de jours gras, précède le Carême, période de jeûne de quarante jours et de préparation à la fête de Pâques
[12] crestat, du verbe crestar, signifie châtré
[13] les marchés publics sont alors systématiquement passés au moins-disant, uniquement sur un critère de prix ; aujourd’hui, c’est le principe du mieux-disant qui est mis en œuvre, ce qui signifie que le prix n’est pas le seul élément pris en considération
[14] on constate que seules les viandes ovines, les plus consommées, et bovines, sont mentionnées ; en effet, la viande de cheval n’est pas du tout dans les habitudes alimentaires de l’époque, et la viande caprine est mise à l’écart, car soupçonnée de provoquer des fièvres ; quant à la viande porcine, elle est certes consommée, mais la chair de cochon est vendue au détail par des marchands mangonniers (ou revendeurs), qui sont charcutiers, ou vendent, selon les cas, du fromage, du poisson
[15] le soufflage permet de gonfler la bête tuée, ce qui facilite l’enlèvement de la peau et rend également la viande plus belle sur les étals - la pratique du soufflage n’est pas interdite, c’est le fait d’y insuffler de l’haleine humaine, susceptible de corrompre la viande, qui est prohibé
[16] tous les morceaux de viande sont vendus indistinctement au même prix, qui varie seulement en fonction du poids de la chair et de l’animal dont elle est issue ; la fraude consisterait à augmenter artificiellement le poids de la viande, ou à vendre de la brebis pour du mouton par exemple
[17] sur le fonctionnement de l’Hôpital-Mage de Béziers, on peut se référer à cet article
[18] le chapitre Saint Nazaire est le collège de clercs attaché à l’église cathédrale de Béziers
[19] les habitués et stipendiers du Chapitre sont, outre l’Évêque, les chanoines, prébendiers, bénéficiers, mais aussi leurs serviteurs et servants, le maître de la chapelle de musique, les chantres, ... ; le Chapitre bénéficie donc de sa propre boucherie, et il possède également son four à pain, le four dit des quatre piliers, qu’il afferme à des boulangers à des conditions particulières
[20] la picote des ovins, alors très répandue en Languedoc, est une forme de variole, désignée de nos jours sous le nom de clavelée, dont on sait à présent qu’elle n’est pas transmissible à l’homme ; mais à l’époque, la crainte est grande que l’homme contracte, en consommant de la viande, des maladies animales dont les symptômes sont proches de maladies humaines
[21] il est nécessaire que les animaux dont la viande va être mise en vente aux boucheries, arrivent vivants en ville, et sur leurs pieds ; cela permet aux habitants de s’assurer de la bonne santé des animaux qui vont être tués dans l’écorchoir, c’est-à-dire l’abattoir (le terme boucher désigne à la fois celui qui vend la viande en détail, et celui qui tue les bêtes)
[22] la viande encore chaude, humide, provenant d’un animal qui vient juste d’être tué, est soupçonnée de provoquer des fermentations dangereuses (cf. Histoire des peurs alimentaires, Du Moyen Âge à l’aube du XXe siècle, par Madeleine Ferrières, Seuil, 2002, pages 52-53) ; à l’inverse, si les bouchers tardent trop, la viande va pourrir, et manger une chair putride risque de provoquer pareille corruption dans le corps humain
[23] la viande est périssable, ainsi les animaux sont abattus au fur et à mesure des besoins ; dans l’attente, ils paissent dans les prés communaux
[24] le droit d’herbage est un droit payé pour raison du pâturage des bestiaux
[25] les bandiers sont des gardes des champs qui ont la possibilité d’arrêter (pignorer) et mettre en dépôt, en fourrière, le bétail qui cause des dégâts aux vignes, aux blés (c’est la juridiction des bans, qui relève des consuls) ; le terme talhs désigne ici les tranchées que peuvent creuser les animaux. Ces dispositions relatives à la divagation des bestiaux figurent aujourd’hui à l’article L211-1 du Code rural
[26] le clavaire est le receveur particulier de la ville ; il est désigné chaque année par la communauté
[27] le patus est la basse-cour
[28] on rappelle que la ville de Béziers sort de plusieurs épidémies de peste
[29] cf. Répertoire méthodique et alphabétique de législation, de doctrine, et de jurisprudence, par MM. Dalloz, tome 6, 1847, aux pages 322 et suivantes, article Boucher - Boucherie
Source : Francis De Stordeur